copyright Paola Quilici

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 Il y avait alors beaucoup d’espace et peu de gens, et beaucoup de temps qu’on ne comptait pas. Les choses n’avaient d’autre sens que celui qu’on constate, on ne leur prêtait rien d’impalpable. Les doigts se fermaient sur ce qu’ils attrapaient.

 

 On connaissait la forme des femmes et des sexes d’homme, celle de la main et des choses qui l’épousent, et des mains épousant la forme des choses. On mangeait par poignées entières, les paumes grasses et le dos courbés. On mâchait la bouche ouverte avec au coin un sourire qui laissait apparaître nos canines sales. On tournait peu la tête pour se regarder, mais nos yeux, eux, bougeaient beaucoup. Les coudes contre les genoux, on avait toujours les bras tendus vers le centre qui crépite et qui luit. Certains avaient de beaux objets ovoïdes et concaves dans lesquels le liquide restait. Ils avaient creusé des formes exprès pour et en étaient satisfaits. Le mien était orné, au sens où tous ses aspects ne remplissaient pas une fonction. Il avait des aspérités et des courbes qui ne servaient à rien, mais faisaient comme un ensemble harmonieux. Je l’ai gravé aussi, pas par ennui, pour ne rien dire non plus. Je l’attrapais à deux mains comme j’attrapais l’eau jadis et je faisais le même geste aussi pour le porter à mes lèvres.

 

 Rien d’aménagé, mais autour du cercle nos restes s’entassent et on laisse derrière nous la forme du groupe et de nos réunions. Ils penseront plus tard qu’il y avait là les signes de quelques rituels chargés de sens. Ils traceront inlassablement la géométrie parfaite de nos repas en faisant apparaître des pentacles. Ils verront dans la forme de l’os rongé la cambrure des femmes et dans le pilon de pierre usé le sexe des hommes.

 

 On mangeait ensemble, face à la lumière et dos à l’obscurité. Tout s’est alors naturellement organisé autour d’un centre chaud duquel on s’éloignait pour faire de la place. En ce temps-là, heureusement, peu d’Autres à s’efforcer de comprendre : cinq ou six, sept ou dix au plus, et l’on respire d’un même souffle, la faim vient au même moment, le sommeil aussi, en même temps que la nuit. Pas oisifs, on ne s’occupait à rien non plus. Les choses étaient faites, tout simplement. On se fabriquait des objets, et d’autres qui ne servaient à personne.

 

 C’est depuis le premier feu qu’on prend le temps qu’on n’avait jusqu’alors jamais eu : celui entre le jour de labeur et la nuit de sommeil. Dans la transition de l’un à l’autre il y eut en fait du temps pour raconter le dehors et pénétrer plus profondément dedans, dans les creux du roc. Tout aura l’air très décisif, rien d’aléatoire, les cercles seront fait exprès, les creux et les bosses seront placés méthodiquement. « Le chaos n’est qu’un aspect » ils penseront. Ils pourront le lire quand même. Toujours ils pourront y lire la trame d’un quotidien, de journées et de nuits qui passent, dans tout ce qui subsiste là après nous. Ils apprendront à quel endroit on aura pu trébucher, quelle excroissance du sol était trop haute, si l’on a eu au bout d’un moment besoin d’étendre nos jambes, où l’on a du se baisser pour passer, de quel bras l’on s’accoudait et sur quoi… Il y aura là autant à voir que dans la trace noire qui tache les arbres trop proches des sentiers, ceux sur lesquels tout le monde s’appuie pour en enjamber la racine. Ou bien les stalagmites à l’entrée des grottes, ternies par les mains de ses visiteurs.

 

 Ce qui subsistera de nous cependant est de l’ordre d’un seul instant récurrent. Ils ne verront pas nos traces au-delà de celui-ci. Ils ne nous verront pas solitaires et errants. Ils ne verront de nous que le groupe, convivial, dans l’alcôve chauffée, autour de l’âtre rougeoyant, les mains pleines de comestibles et de baies. Ils ne verront de nous que le repas et les os jetés dans notre dos qui forment un cercle à la mesure du clan ; ils verront les histoires racontées la bouche pleine et illustrées par nos doigts gras sur les parois et plafonds de nos abris. Ils verront nos auges et nos couteaux, et tout ce qu’on se passait de main en main autour des festins. Pas de rituels, pas de pentacles, car on n’avait alors nul besoin de sorcières, fantômes et autres divinités : tout était l’un ou l’autre ou les trois.